L’esclave déchaîné

« Non, monsieur le préposé aux esclaves, votre proposition est indigne ! » Le personnage qui avait laissé échapper ce hurlement du cœur fixait son interlocuteur d’un air féroce. Il ne semblait prêter aucune attention à l’assemblée, outrée par son comportement. Que lui importait-il si les autres esclaves ne comprenaient rien à son entêtement ? Leur expression collective d’indignation servile ne sut que le galvaniser. « Il est hors de question que je renonce à l’expression matérielle de ma servitude! Ignobles créatures qui m’imposez cet effroyable joug tout en prétendant m’en refuser les chaînes !
– Mais je ne vous refuse rien du tout, je… » L’homme en uniforme semblait complètement pris en dépourvu. « Je ne faisais que suggérer…
– Gardez-vous vos suggestions sournoises ! Ces suggestions que le temps mue immanquablement en recommandations, pour enfin les faire mûrir en obligations et en interdits ! Vous me suggérez, dites-vous, de me débarrasser de mes chaînes ! Me débarrassez-vous par là-même de l’état d’asservissement dont elles ne font que témoigner ? Pensez-vous, digne représentant de votre époque aussi cruelle qu’aseptisée, pensez-vous pouvoir effacer le crime en assassinant son témoin ?  Obséquieux officier, plus esclave que je ne le suis moi-même, votre suggestion me délie-t-elle de mes sombres attaches ?

L’homme en uniforme était tout simplement hébété. « Mais… Mais quel esclavage ?
– Celui dont je traîne le boulet que voici, celui qui hante mes nuits, dévore mes jours, dénature enfin mes peines et mes amours ! Celui qui m’interdit tout moment d’oisiveté saine, en m’assaillant de sollicitations viciées ! Celui que personne ne m’impose, mais en même temps exigé de moi par le monde entier ! [Maman, le monsieur fait des rimes, dit un enfant.] Eh bien, voyez-vous, je préfère garder ses chaînes, qui me rappellent l’absurdité de mon assujettissement, plutôt que de me complaire dans l’illusion de liberté que vous me suggérez si indûment.

C’en était trop pour l’homme en uniforme rouge. « Bon, ça suffit, le cirque a assez duré. Je ne suis clairement pas assez payé pour ça. Christiane, je te laisse te débrouiller avec le monsieur ? Je vais prendre ma pause. » Puis, s’éloignant de l’homme qui continuait à gesticuler en faisant pendouiller son smartphone: « qu’est-ce qui m’a pris de lui dire que les écouteurs sans fil étaient en promotion pour Noël, aussi… »

A.H.