Le tournoi

Il tentait tant bien que mal de savourer ce repas, mariage exquis du fruit des entrailles de la terre et de celles de ses créatures, qui serait très probablement son dernier. Sa cuillère en bois donnait des coups peu convaincants dans un bol encore à moitié plein. Si – comme c’était grandement à craindre – les coups de son épée ne se révélaient pas plus adroits tout à l’heure, il ne ferait pas long feu. Quelle idée que d’imposer à de jeunes pousses sans expérience militaire l’inscription à un tournoi de chevaliers… Sa courte vie défilait déjà devant ses yeux, comme elle le ferait probablement, et plus vite encore, lorsque le fer de l’ennemi transpercerait sa frêle armure… Le biographe le plus dévoué y trouverait à peine de quoi écrire une nouvelle sans chute.

Que de moments perdus, dans cette folle jeunesse, dans cette fougue superbe et aveugle qui avait guidé ses pas zigzagants jusque là ! Que ne donnerait-il pour revivre les cinq dernières années, si belles, si fugaces, si pleines d’erreurs bêtes à faire sourire ceux qui en avaient eu vent, et s’en mordre les doigts celui qui les avait commises ! Voici l’une d’elles, et pas des moindres : il n’avait même pas eu le temps d’aimer.

Peut-être son biographe pourrait-il étoffer sa nouvelle autour de ces anecdotes, et en faire non point une nouvelle mais un almanach. De ces dates de l’existence qui s’arrachaient l’une après l’autre, il garda cette dernière image en tête, image autour duquel tous les feuillets semblaient tournoyer : celui du sourire de sa pauvre mère, à qui il manquerait probablement beaucoup. Lorsqu’il se rendit compte qu’il était incapable d’avaler la moindre bouchée supplémentaire, il arrêta de torturer son bol. Un verre d’eau fit momentanément passer la nausée qui parcourait son corps. Il déglutit profondément et regarda du côté des armes.

Au bout de la troisième tentative, il enfila son casque et saisit maladroitement son épée par la pointe. Par bonheur, elle ne le blessa pas. S’armant des quelques zestes de courage qui lui restaient, et s’apprêtant à sortir, il entendit cet ordre, qui émanait d’une voix douce et féminine : « tu n’as pas fini tes céréales, mon chéri ! Retourne dans la cuisine. Et dépêche-toi ! Tu vas être en retard au carnaval de l’école. »

A.H.