Pas d’histoire !

Les calculs sans appel d’un scientifique très sérieux annonçaient la fin du monde pour 2359. Cette date correspondrait à une singularité temporelle extraordinaire: le monde ne cesserait pas tout à coup d’exister, mais serait ramené en l’an 0 du calendrier grégorien. Tant pis pour Jules César, Alexandre le Grand et Ramsès. Le scientifique en question aboutissait à ses conclusions par le truchement de formules très compliquées, donc nécessairement exactes, mêlant physique quantique, thermodynamique, mathématiques fondamentales, et même une pincée de statistiques qui constituait, il faut bien le reconnaître, le talon d’Achille de son œuvre remarquable. Tant pis pour Achille aussi, en fait. Lorsqu’un beau matin, l’écolier prit connaissance de ces travaux scientifiques, son visage se voila d’un sourire triste. Pour lui, le monde s’arrêterait en 2030, voire, avec beaucoup de chance, en 2035. Bah ! S’il n’était pas en mesure d’assister au recommencement annoncé, il tâcherait d’y accéder par le souvenir.

Son petit-déjeuner quelque peu tardif, commencé par Charles Martel, prit fin au couronnement de Charlemagne. Mangeant trop vite, il avait failli s’étouffer en avalant un grain de raisin de travers. La matinée, particulièrement studieuse, ne lui laissa pas le loisir de déambuler sur le tapis roulant de l’Histoire. Une discussion peu intéressante à la cantine lui permit de retrouver Philippe Auguste à Bouvines, entre deux bouchées de purée indigeste. Le premier cours de l’après-midi, particulièrement ennuyant, dura plus longtemps que la Guerre de Cent Ans. Il voulut donc reprendre son tapis roulant, mais la vision d’une jeune femme au bûcher l’emplit d’épouvante, et il préféra se consacrer pleinement à sa leçon de grammaire. Monsieur Legrand les fit enchaîner avec de la conjugaison. François 1er, vainqueur à Marignan. Une bataille avec des Suisses et beaucoup de piquiers, quelque part en Italie. Contrôle de mathématiques. Henri IV assassiné par Ravaillac. Ravaillac écartelé, beurk. Et pour finir, le cours d’Histoire. Histoire ? L’ironie de la situation le fit sourire.

Décidément, sacre était synonyme de sucre : son petit-déjeuner s’était terminé par celui de Charlemagne, son goûter commença par celui de Napoléon. Waterloo signa la fin d’un règne et le début des devoirs. Deux guerres mondiales perturbèrent légèrement le dîner, mais il avait d’autres soucis. Catastrophé, il s’était en effet rendu compte de tous les événements qui n’avaient pas eu leur place dans sa petite histoire : Hugues Capet roi, la prise de Jérusalem par les croisés, sa reprise par Saladin… Christophe Colomb avait oublié de découvrir l’Amérique, Aragon et Castille de vaincre Grenade. Personne n’était mort à la Saint-Barthélemy. La Bastille, Louis XVI, Napoléon III et le mur de Berlin n’étaient pas tombés.

Une voix féminine, douce mais sans appel, le tira de ses réflexions. « Il est 20h30 mon chéri, au lit et pas d’histoires ! Non, pas 5 minutes de plus, tu as ta sortie scolaire demain. » Puis, une fois qu’elle estima ses oreilles hors d’atteinte: « Il m’inquiète un peu depuis qu’on lui a acheté cette montre digitale. »

A.H.