La dix-septième

« Duel judiciaire ». Claire se répétait cette folle juxtaposition de mots tout en tapotant négligemment sur son clavier. Comment l’homme avait-il pu sombrer dans la barbarie aveugle, au point de confondre le plus habile à l’épée et le détenteur de la cause juste? « Le jugement de Dieu » : paraphrase grandiloquente pour la loi du plus fort ! Vapeurs sordides de sable ensanglanté, fers rouillés, cottes de maille imbibées de transpiration. Ah, ce que la justice avait d’inique, quand elle était masculine… Ajoutez à cela la possibilité, pour certaines personnalités éminentes, non point de combattre elles-mêmes, mais de se faire représenter par un champion, et vous obteniez le mercenariat judiciaire.

« Malheur aux vaincus ! » hurlait déjà le Gaulois Brennus à la face de Rome défaite. Quelques centaines d’années plus tard, la noblesse d’épée reprenait son cri en le drapant des oripeaux de la justice divine. En termes de raison, l’écoulement lent des siècles s’était manifestement avéré plus fructueux du Moyen-Âge à nous jours que de Brennus au Moyen-Âge. Pour preuve, ces trois juges femmes qui dirigeaient ce tribunal correctionnel, auxquelles Claire jeta un regard empli de fierté. Quelle élégance sévère chez ces dames, quelle fermeté compréhensive, quelle gravité douce dans l’application des peines. Quelle justesse dans le propos, quelle sagesse anodine, même devant cette machine à café où, juste avant le procès, elle les avait surprises à disserter sur les absurdités de la justice médiévale, tenant leurs gobelets comme on tiendrait une balance, sans se rendre compte de la présence de la jeune femme qui attendait son tour derrière elles. Un échange si passionnant qu’elle ne l’eût interrompu pour rien au monde. Tant pis pour son café pré-audience.

Claire regrettait de ne pouvoir consigner cette discussion lumineuse à la place du fade compte-rendu d’un procès joué d’avance. Ses doigts de fée survolaient délicatement le clavier, tandis que le prévenu du jour se décomposait au fur et à mesure du rappel des faits par la présidente du tribunal. Le quarantenaire au costume gris rapiécé avait perdu, à la barre, toute la morgue que pouvait lui conférer l’anonymat surfait des réseaux sociaux. Cette morgue qui lui avait fait croire qu’il pouvait diffamer sans conséquence le patron d’un des plus grands magnats de la presse du pays. Les brûlots numériques incriminés, avaient, dans le style, quelque chose de presque gracieux, auquel la voix monocorde de la présidente ajoutait même une note de majesté. Certains tweets de l’inconscient étaient franchement drôles, et Claire avait même dû réprimer un ou deux sourires à leur lecture publique. Mais tout de même, quelle témérité !

La demoiselle leva la tête. Encore ce procureur… Assis de l’autre côté du tribunal par rapport aux juges, le représentant de la République sur terre dévorait des yeux le visage angélique de la jeune greffière en plein exercice. Pour éviter son regard de plus en plus pesant, pour faire diversion, Claire se risqua à dévisager à son tour, au hasard, les membres du public. Ses yeux s’attardèrent sur la figure d’un jeune homme au T-shirt fantasque, beaucoup trop enfantin pour son âge, dont le sourire espiègle jurait avec la gravité ambiante, et qui chuchotait quelque chose à ses deux amis. Puis elle tourna la tête vers le premier rang, où Carellus, avocat de la partie civile et véritable star du barreau, trépignait d’impatience.

Dans les couloirs du tribunal, les langues allaient bon train concernant ses honoraires. Claire avait en horreur ses fausses manières, ses airs tantôt de gendre idéal, tantôt de comédien de mauvais vaudeville, sa manie de faire les cent pas en mordillant une branche de ses lunettes pendant les plaidoiries… Mais il fallait lui reconnaître que sa réputation professionnelle n’avait rien de surfait. C’était un tribun exceptionnel, à la dialectique acerbe et aux bottes secrètes redoutables, capable de faire infliger à la partie adverse les condamnations les plus lourdes. Il ne s’agissait plus avec lui de peines planchers, mais de peines plafonds, plafonds qu’il crevait d’ailleurs avec allégresse, en jouant de ses lunettes d’une main, en se recoiffant nonchalamment de l’autre. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’un géant comme Barnauré se soit attiré les services de ce jouteur hors pair : il lui fallait définitivement tenir en respect tous les petits malandrins du net qui s’amassaient aux frontières de son gigantesque empire. Avec le concours de Carellus, la dix-septième chambre correctionnelle en constituerait la muraille infranchissable.

Sans surprise, la plaidoirie de la partie civile eut un effet dévastateur sur le quarantenaire inconscient, qui percevait avec beaucoup d’anxiété les airs approbateurs sous la fine couche d’impassibilité des juges. Les arguments de Carellus faisaient mouche avec une précision mortelle, et il y avait peu de chance que la plaidoirie de l’avocat de la défense pût en limiter l’effet sur la décision du tribunal. Dans le public, l’homme au T-shirt amusait ses amis en imitant la gestuelle ridicule de Carellus. Ses grands yeux exagérément expressifs croisèrent ceux de la greffière, et devinrent plus espiègles encore. Claire soutint son regard, en prenant un air faussement menaçant. « Oh, jeune homme ! », s’exclama-t-elle silencieusement. Feignant l’inquiétude, ledit jeune homme tourna la tête, et jeta un œil apeuré à la policière qui somnolait au fond du tribunal. La greffière amusée sourit radieusement et se recoiffa. Avantage de tous leurs jeux de regards : ils semblaient avoir semé ce lourdaud de procureur.

Pas de surprise non plus du côté de la défense, portée par un avocat commis d’office qui réussit l’exploit de bafouiller encore plus que son client. Sa plaidoirie fut un calvaire auditif, dont Claire pouvait jurer que chaque mot ne faisait qu’aggraver le cas de son client. Qu’en pensait donc le jeune homme au T-shirt ? Ses deux amis étaient sortis de la salle, n’ayant manifestement pas supporté le malaise de cette plaidoirie embarrassante. Sur leur banc ne restaient plus que lui, lui et ses grands yeux exagérément expressifs. La pointe d’espièglerie y était toujours, mais sertie d’une lueur froide d’indignation. De rage ? Non, ce n’était pas aussi fort que la rage. C’était une indignation diffuse, distanciée, celle-là même de l’individu percevant l’iniquité dans la justice satisfaisant ses contemporains. Il se leva pour rejoindre ses amis, leurs regards se croisèrent une dernière fois et, juste avant de disparaître, il lui cria des yeux : « duel judiciaire ».

A.H.